Dans la chambre à la tonnelle, le brûlé voit très loin. Ainsi, à Ravenne, le chevalier dont le corps de marbre noir paraît en vie, presque liquide, a-t-il la tête surélevée par un coussin de pierre, afin que son regard puisse, au-delà de ses pieds, contempler la perspective. Au-delà de la pluie tant désirée en Afrique. Vers leurs vies, au Caire. Leurs travaux et leurs jours.

Hana est assise près de son lit, elle marche à côté comme un écuyer, l’accompagnant dans ses voyages.

 

En 1930, lorsque nous recherchions l’oasis perdue appelée Zerzura, nous avions commencé à établir une carte de la majeure partie du plateau de Jilf Kabir. Zerzura, la cité des Acacias.

Nous étions des Européens du désert. John Bell avait repéré le plateau de Jilf Kabir en 1917. Puis le Kemal el-Din. Bagnold avait ensuite rejoint le sud en passant par la mer de Sable. Madox, Walpole, de l’Institut de recherches du désert, Son Excellence Wasfi Bey, le photographe Casparius, le docteur Kadar, géologue, et Bermann. Et le Jilf Kabir, comme Madox se plaisait à le faire remarquer, ce grand plateau en plein désert de Libye, aussi grand que la Suisse, était au cœur de nos recherches. À l’est et à l’ouest, ses escarpements étaient à pic, mais il descendait doucement vers le nord. Il surgissait dans le désert, à sept cents kilomètres à l’ouest du Nil.

Dans l’ancienne Egypte, on pensait qu’il n’existait pas de points d’eau à l’ouest des villes oasis. Le monde s’arrêtait là.

L’intérieur était aride. Mais dans le vide des déserts, on côtoie constamment l’histoire perdue. Les tribus Tebu et Senussi avaient sillonné ces contrées. Elles possédaient des puits gardés dans le plus grand secret. On parlait de terres fertiles blotties à l’intérieur du désert. Les écrivains arabes du XIIIe siècle parlaient de Zerzura. « L’oasis des petits oiseaux. » « La cité des Acacias. » Si l’on en croit le Livre des trésors caché, le Kitab al Kanuz, Zerzura est une ville blanche, « blanche comme la colombe ».

 

Regardez une carte du désert de Libye et vous y verrez des noms. Kemal el-Din qui, en 1925, mena à bien, et presque en solitaire, la première grande expédition moderne. Bagnold, 1930-1932. Almasy-Madox, 1931-1937. Juste au nord du tropique du Cancer.

Nous étions un petit groupe appartenant à une nation entre deux guerres, envoyés là-bas pour établir des cartes et réexplorer. Nous nous retrouvions à Dakhla et à Koufra comme s’il s’agissait de bars ou de cafés. Bagnold appelait cela une société d’oasis. Nous connaissions la vie intime de chacun, nos talents et nos points faibles mutuels. Nous pardonnions tout à Bagnold pour ce qu’il écrivait des dunes. « Les sillons et les rides du sable rappellent le creux du palais de la gueule d’un chien. » C’était ça, le vrai Bagnold, un homme qui aurait plongé une main investigatrice entre les mâchoires d’un chien.

 

1930. Notre premier voyage, du sud de Jaghbub dans le désert et chez les tribus Zwaya et Majabra. Un voyage de sept jours vers El Taj. Madox, Bermann et quatre autres. Des chameaux, un cheval, un chien. Au départ, nous eûmes droit à la vieille plaisanterie : « Commencer un voyage par une tempête de sable porte chance. »

Le premier soir, nous campâmes à une trentaine de kilomètres au sud. Le lendemain matin, nous sortîmes de nos tentes à cinq heures. Il faisait trop froid pour dormir. Nous allâmes nous asseoir à la lumière des feux, enveloppés par l’obscurité.

Au-dessus de nous, brillaient les dernières étoiles. Le soleil ne se lèverait pas avant deux heures. Nous fîmes passer des gobelets de thé chaud. Pendant ce temps, on donnait à manger aux chameaux, ils mâchonnaient dattes et noyaux, à moitié endormis. Nous prîmes le petit déjeuner et bûmes trois autres gobelets de thé.

Quelques heures plus tard, par une belle matinée, une tempête de sable s’abattit sur nous. Elle ne venait de nulle part. La brise, jusqu’ici rafraîchissante, s’était peu à peu intensifiée. Nous finîmes par regarder plus bas : la surface du désert avait changé. Passez-moi le livre… Tenez. Voici la façon admirable dont le Bey Hassaneim décrit ces tempêtes :

 

On croirait que la surface repose sur des tuyaux percés de milliers de petits trous d’où s’échappent de minuscules jets de vapeur. Le sable gicle par à-coups et tourbillonne. La perturbation gagne du terrain au fur et à mesure que le vent augmente. Il semblerait qu’obéissant à quelque force souterraine la surface du désert se soulève. De gros cailloux viennent heurter les tibias, les genoux, les cuisses. Les grains de sable, grimpant le long du corps, atteignent le visage et s’élèvent au-dessus de la tête. Le ciel est couvert, tout s’estompe, sauf les objets les plus proches. L’univers est bouché.

 

Il nous fallait continuer à avancer. Si vous vous arrêtez, le sable s’accumule autour de vous, comme autour de tout ce qui est stationnaire, il vous enferme. Vous êtes à jamais perdu. Une tempête de sable peut durer cinq heures. Les dernières années, nous avions beau être dans des camions, nous étions forcés de continuer à conduire, sans visibilité. La nuit éveillait les pires angoisses. Une fois, au nord de Koufra, nous essuyâmes une tempête dans l’obscurité. À trois heures du matin. La rafale a balayé nos tentes, nous avons roulé et tangué avec elles, prenant le sable comme le navire en train de couler prend l’eau, accablés, suffocants, jusqu’à ce qu’un chamelier nous libère. Nous avons affronté trois tempêtes en sept jours, manquant ainsi les petites villes du désert où nous espérions nous réapprovisionner. Notre cheval disparut. Trois chameaux périrent. Les deux derniers jours, il ne nous restait plus de provisions, rien que du thé. Notre dernier lien avec le monde était le tintement de l’urne à thé noircie par le feu, la longue cuillère et le gobelet qui nous arrivaient dans l’obscurité des matins. Après la troisième nuit, nous renonçâmes à parler. Tout ce qui nous importait c’était le feu et le liquide brun, en quantité vraiment minime.

C’est par pure chance que nous tombâmes sur la ville de Taj, une ville du désert. Je traversai le souk, l’allée des horloges carillonnantes, puis la rue des baromètres, dépassai les étalages de cartouches, de sauce tomate et autres conserves en provenance de Benghazi, les éventaires de calicots d’Égypte, les décorations faites de queues d’autruche, les dentistes de rue, les marchands de livres. Nous étions encore muets, chacun faisait bande à part. Nous avons fait lentement connaissance avec ce nouveau monde, comme des rescapés d’un naufrage. Sur la Grand-Place de Taj, nous nous assîmes, nous mangeâmes de l’agneau, du riz, des galettes de badawi et nous bûmes du lait à la pulpe d’amandes. Tout cela après avoir longuement attendu trois verres de thé servis selon les règles, parfumés à l’ambre et à la menthe.

 

Au cours de l’année 1931, comme je m’étais joint à une caravane de Bédouins, j’appris que l’un des nôtres m’y avait devancé. Il s’agissait de Fenelon-Barnes. J’allai jusqu’à sa tente. Il était absent pour la journée, parti répertorier des arbres fossilisés. En jetant un coup d’œil sous sa tente, je vis une liasse de cartes, les photos de sa famille qu’il avait toujours avec lui, etc. En repartant, j’aperçus un miroir accroché en haut du mur de peau, je regardai et vis le lit qui s’y reflétait. On aurait dit qu’il y avait une petite bosse sous les couvertures, un chien sans doute. J’enlevai la djellaba, une fillette arabe ligotée y dormait.

 

En 1932, Bagnold avait fini ; en revanche, Madox et nous autres étions partout. À la recherche de l’armée perdue de Cambyse. À la recherche de Zerzura. 1932, 1933, 1934. Des mois sans nous revoir. Rien que les Bédouins et nous, à quadriller la route des Quarante jours. Les tribus du désert étaient comme un fleuve, c’étaient les plus beaux êtres humains que j’aie jamais rencontrés. Nous étions allemands, anglais, hongrois, africains, mais pour eux, ça ne voulait rien dire. Peu à peu, nous sommes devenus apatrides. J’en vins à détester les nations. Les nations nous déforment. Madox en était mort.

Le désert ne pouvait être ni revendiqué ni possédé : c’était une pièce de drap emportée par les vents, que jamais les pierres n’avaient su retenir, à laquelle on avait donné une centaine de noms éphémères, bien avant Canterbury, bien avant les batailles et les traités qui ont supprimé ce patchwork bariolé que sont l’Europe et l’Orient. Ses caravanes, étranges vagabondages festifs et culturels, n’ont rien laissé derrière, pas même des cendres. Nous tous, y compris ceux qui avaient au loin des maisons européennes et des enfants, souhaitions quitter l’habit de nos pays. C’était un endroit où régnait la confiance. Nous disparaissions dans le paysage. Feu et sable. Nous laissions derrière nous les ports de l’oasis. Les endroits que l’eau venait effleurer… Ain, Bir, Wadi, Foggara, Khottara, Sbaduf. Je ne voulais pas voir mon nom à côté de noms aussi beaux. Effacez le nom de famille ! Effacez les nations ! Le désert m’a appris ce genre de choses.

Certains voulaient malgré tout laisser leur marque. Laisser à jamais leur empreinte sur ce cours d’eau à sec, cette butte de galets. Petites vanités dans ce lopin de terre au nord-ouest du Soudan, au sud de la Cyrénaïque… Fenelon-Barnes souhaitait que les arbres fossiles qu’il avait découverts portent son nom. Il aurait même voulu léguer son nom à une tribu et passa une année en tractations. Bauchan le battit : on donna son nom à une espèce de dune. Pour ma part, je voulais effacer le mien. Effacer l’endroit d’où je venais. Lorsque la guerre éclata, j’avais derrière moi dix années de désert, il m’était donc aisé de me glisser d’une frontière à l’autre, de n’appartenir à personne. À aucune nation.

 

1933 et 1934. J’oublie l’année. Madox, Casparius, Bermann, deux chauffeurs soudanais, un cuisinier et moi. Nous voyageons maintenant dans des Ford modèle A. Nous utilisons pour la première fois de gros pneus ballons connus sous le nom de roues à air. Ils vont mieux sur le sable, reste à savoir s’ils résisteront aux champs de pierres et aux éclats de roches.

Nous quittons Kharga le 22 mars. Bermann et moi avons émis une théorie selon laquelle Zerzura est formée de trois oueds dont parlait Williamson, en 1838.

À une centaine de kilomètres au sud-ouest de Jilf Kabir, trois massifs de granit s’élèvent au milieu de la plaine : Jabal Archenu, Jabal al-Uwaynat, Jabal Kissu. Ils sont à une vingtaine de kilomètres les uns des autres. L’eau de plusieurs de ces ravins est potable, même si celle de Jabal Archenu est amère, imbuvable, sauf en cas d’urgence. Si l’on en croit Williamson, Zerzura est donc formée de trois oueds. Toutefois, il ne les a jamais localisés, aussi considère-t-on cela comme une légende. La présence d’une seule oasis, alimentée par les pluies, lovée dans ces collines en forme de cratère, aiderait cependant à comprendre comment Cambyse et son armée purent entreprendre la traversée d’un tel désert. Cela expliquerait aussi les raids des Senussi pendant la Grande Guerre, lorsque les géants noirs traversèrent un désert que l’on disait sans eau ni pâture. Civilisé depuis des siècles, ce monde possédait des centaines de voies et de routes.

 

Nous trouvons à Abu Ballas des jarres ayant la forme d’amphores grecques. Hérodote les mentionne.

 

Dans la forteresse d’El Jof, dans la salle en pierre, jadis la bibliothèque du célèbre cheik senussi, nous bavardons, Bermann et moi, avec un mystérieux vieillard qui ressemble à un serpent. Un vieux Tebu, un guide de caravane, qui parle arabe avec un accent. Citant Hérodote, Bermann dira plus tard « comme le cri rauque des chauves-souris ». Nous parlons avec lui toute la journée, toute la nuit, il garde bien ses secrets. Le credo senussi, leur doctrine fondamentale est de ne pas révéler les secrets du désert à des étrangers.

À Wadi El Melik, nous remarquons des oiseaux d’une espèce inconnue.

 

Le 5 mai, j’escalade une falaise de roc et j’affronte le plateau Uwaynat sous un nouvel angle. Je me retrouve dans un grand oued plein d’acacias...

Il fut un temps où les cartographes donnaient aux endroits qu’ils traversaient les noms de leurs bien-aimées plutôt que leurs noms à eux. Une femme voyageant en caravane, surprise en train de se baigner au milieu du désert qui, d’un bras, pare de mousseline sa nudité. L’épouse de quelque vieux poète arabe, dont les épaules de blanche colombe valurent à la belle de léguer son nom à une oasis. L’outre l’arrose d’eau, elle se drape dans la mousseline tandis que le vieux scribe se détourne d’elle pour décrire Zerzura.

Ainsi, dans le désert, un homme peut-il se glisser dans un nom comme dans un puits qu’il a découvert, et, une fois dans sa fraîcheur ombreuse, être tenté de ne jamais quitter pareil refuge. Je n’avais qu’un désir, rester là, parmi ces acacias. Je foulais non pas un sol que nul n’avait foulé, mais qui avait accueilli au cours des siècles des peuplades aussi inattendues qu’éphémères : une armée du XIVe siècle, une caravane Tebu, et, en 1915, les raids des Senussi. Entre-temps, il n’y avait rien eu. En l’absence de pluie, les acacias dépérissaient, les oueds s’asséchaient… jusqu’à ce que l’eau réapparaisse, un demi-siècle ou un siècle plus tard. Apparitions et disparitions sporadiques, comme légendes et rumeurs au fil de l’histoire.

Dans le désert, les eaux les plus chéries du monde ruissellent d’azur entre vos mains, sur votre corps, dans votre gorge. Arquant la gracile blancheur de son corps, une femme du Caire se lève et se penche par la fenêtre pour laisser sa nudité accueillir l’averse.

 

Hana se penche en avant, elle le voit partir à la dérive, elle l’observe, sans dire un mot. Qui est-elle, cette femme ?

 

Les confins de la terre ne sont jamais les points de la carte auxquels s’en prennent les colons lorsqu’ils tentent d’élargir leur sphère d’influence. D’un côté, vous avez les serviteurs, les esclaves, les vagues du pouvoir et la correspondance avec la Société de Géographie. De l’autre, le premier pas d’un Blanc sur l’autre rive d’un grand fleuve, la première fois qu’un œil blanc a vu une montagne qui est là depuis toujours.

Jeunes, nous ne regardons pas dans les miroirs. Cela vient avec l’âge, avec le souci de notre nom, de notre légende, de ce que nos vies signifieront pour la postérité. Nous tirons gloriole de notre nom, d’avoir été, prétendons-nous, les premiers à voir quelque chose, l’armée la plus forte, le marchand le plus rusé. C’est l’âge venu que Narcisse voudra de lui une image taillée.

Mais nous voulions savoir ce qui liait nos vies au passé. Nous voguions dans le passé. Nous étions jeunes. Nous savions que le pouvoir et la haute finance sont éphémères. Nous gardions toujours Hérodote à notre chevet. « Car les cités qui furent grandes ont, en général, perdu maintenant leur importance, et celles qui étaient grandes de mon temps ont d’abord été petites… La prospérité de l’homme n’est jamais stable. »

 

En 1936, un jeune du nom de Geoffrey Clifton rencontra à Oxford un ami qui lui signala ce que nous faisions. Il me contacta, se maria le lendemain ; quinze jours plus tard, il s’envolait pour Le Caire avec son épouse.

Le jeune couple pénétra ainsi dans notre monde : le prince Kemal el-Din, Bell, Almasy et Madox. Un nom continuait à revenir sur nos lèvres, celui du Jilf Kabir. Quelque part, là-bas, se blottissait Zerzura, dont on retrouve le nom dans des manuscrits arabes du XIIIe siècle. Lorsque vous voyagez aussi loin dans le temps, un avion devient nécessaire. Le jeune Clifton était riche, il savait piloter et possédait un avion.

Clifton nous retrouva à El Jof, au nord d’Uwaynat. Il nous attendait, assis dans le biplace. Nous le rejoignîmes à pied depuis le camp. Se levant dans le cockpit, il prit sa bouteille et se servit un verre. La jeune épousée était assise à ses côtés.

« Je nomme ce site le Bir Messaha Country Club », annonça- t-il.

Je notai l’amical embarras qui envahit le visage de son épouse, ainsi que la crinière léonine de celle-ci lorsqu’elle retira son casque de cuir.

Ils étaient jeunes et se sentaient comme nos enfants. Ils descendirent de l’avion et nous serrèrent la main à tous les cinq.

1936, le début de notre histoire...

Ils sautèrent de l’aile du Moth. Clifton vint à notre rencontre avec la bouteille et nous eûmes droit à une gorgée d’alcool tiède. Les cérémonies, il aimait ça. Il avait baptisé son avion Rupert Bear. Je ne pense pas qu’il aimait le désert, disons plutôt qu’il éprouvait de l’affection pour celui-ci, une affection née de certaine admiration pour notre ordre austère dans lequel il voulait trouver place, comme un bachelier exubérant respecte le silence d’une bibliothèque. Nous ne nous attendions pas à ce qu’il amène son épouse, mais nous nous montrâmes courtois. Elle se tint là pendant que le sable s’accumulait dans sa crinière.

Qu’étions-nous pour ce jeune couple ? Certains d’entre nous avaient écrit des ouvrages sur la formation des dunes, la disparition et la réapparition des oasis, la culture perdue des déserts. Nous semblions ne nous intéresser qu’à des choses qui ne pouvaient être ni achetées ni vendues, dépourvues du moindre intérêt pour le reste du monde. Nous nous disputions à propos de latitudes, ou d’événements survenus sept cents ans plus tôt. Les théorèmes de l’exploration. Nous prétendions qu’Abd el Melik Ibrahim el Zwaya, un chamelier qui vivait dans l’oasis de Zuck, avait été le premier parmi ces tribus à comprendre le concept de la photographie.

La lune de miel des Clifton touchait à sa fin. Les laissant avec les autres, je m’en fus rejoindre un homme à Koufra, où je vérifiai des théories que j’avais gardées secrètes sans les communiquer au reste de l’expédition. Trois nuits plus tard, je retournai au camp d’El Jof.

Le feu du désert était entre nous. Les Clifton, Madox, Bell et moi. Un homme se penchait-il de quelques centimètres en arrière, qu’il disparaissait dans l’obscurité. Katharine Clifton se mit à réciter quelque chose et ma tête disparut de l’auréole du feu de brindilles.

Du sang classique coulait dans les veines de la jeune femme. Ses parents, semblait-il, étaient connus dans le milieu de l’histoire du droit. J’étais un de ces hommes qui n’appréciaient pas la poésie, jusqu’à ce que j’entende une femme nous en réciter. Et voici que dans ce désert elle rameuta ses souvenirs estudiantins pour décrire les étoiles, avec les gracieuses métaphores d’Adam enseignant une femme.

 

Ces astres, quoique non aperçus dans la profondeur de la nuit, ne brillent donc pas en vain. Ne pense pas que, s’il n’était point d’homme, le ciel manquât de spectateurs, et Dieu, de louanges : des millions de créatures spirituelles marchent invisibles dans le monde, quand nous veillons et quand nous dormons ; par des cantiques sans fin, elles louent les ouvrages du Très-Haut qu’elles contemplent jour et nuit. Que de fois sur la pente d’une colline à l’écho, ou dans un bosquet, n’avons-nous pas entendu des voix célestes à minuit (seules ou se répondant les unes aux autres) chanter le grand Créateur[4] !...

 

Cette nuit, je suis tombé amoureux d’une voix. Rien que d’une voix. Je ne voulus rien entendre d’autre. Je me suis levé et je suis parti.

Elle était un saule. À quoi ressemblerait-elle, en hiver, à mon âge ? Je la vois encore, toujours, avec l’œil d’Adam. Elle avait été ce corps s’extirpant maladroit d’un avion, se baissant au milieu de nous pour activer un feu, le coude pointé vers moi tandis qu’elle buvait à un bidon.

Un mois plus tard, elle valsa avec moi alors que nous étions allés danser en groupe au Caire. Même légèrement ivre, elle arborait un visage indomptable ; jamais, à mon avis, celui-ci ne fut plus révélateur qu’en cette occasion où nous étions tous deux à moitié éméchés, sans être amants.

Cela fait des années que j’essaie de comprendre ce qu’il y avait dans ce regard. Cela ressemblait à du mépris. C’est du moins ce que je crus. Aujourd’hui, je me dis qu’elle m’étudiait. C’était une innocente que quelque chose en moi étonnait. Je me conduisis comme je le fais habituellement dans les bars, mais cette fois je m’étais trompé de compagne. Je suis de ceux qui ne mélangent pas leurs codes de conduite. J’avais simplement oublié qu’elle était plus jeune que moi.

Elle m’étudiait. Une chose si simple. Et moi, je guettais le moindre faux mouvement, dans son regard de statue, qui la trahirait.

 

Donnez-moi une carte et je vous bâtirai une ville. Donnez-moi un crayon et je vous dessinerai une chambre dans la partie sud du Caire, avec des cartes du désert sur le mur. Le désert était à jamais parmi nous. En me réveillant, je levais les yeux et j’avais devant moi la carte des vieilles colonies bordant la côte méditerranéenne : Gazala, Tobrouk, Mersa Matruh, puis, plus au sud, les oueds peints à la main, et, tout autour, les teintes de ce jaune que nous envahissions, dans lequel nous essayions de nous perdre. « Je suis ici pour décrire brièvement les diverses expéditions qui se sont attaquées au Jilf Kabir. Le docteur Bermann nous ramènera plus tard au désert tel qu’il existait il y a des milliers d’années…  »

C’est ainsi que Madox s’adressait à d’autres géographes, à Kensington Gore. Mais l’adultère n’est pas mentionné dans les minutes de la Société de Géographie. Notre chambre n’apparaît jamais dans les comptes rendus détaillés qui ont relevé chaque butte et chaque incident de l’histoire.

 

Au Caire, dans la rue aux perroquets, on se fait morigéner par des oiseaux exotiques presque doués de langage. Des rangées d’oiseaux criaillent et sifflent, véritable avenue emplumée. Je savais quelle tribu avait emprunté telle route de la soie ou des chameaux, les transportant dans leurs petits palanquins à travers les déserts. Des voyages de quarante jours, après qu’ils eurent été capturés par des esclaves ou cueillis, comme des fleurs, dans des jardins équatoriaux puis enfermés dans des cages en bambou pour entrer dans ce courant qu’on appelle le commerce. Ces oiseaux étaient comme des fiancées du Moyen Âge à qui l’on fait la cour.

Ils nous environnaient. Je lui montrais une ville qui lui était inconnue.

Sa main toucha mon poignet.

« Si je vous donnais ma vie, vous la laisseriez tomber, n’est-ce pas ? »

Je ne répondis rien.

Le patient anglais: L'homme flambé
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